Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des sociétés humaines, certaines règles président à la production, à la circulation et à la consommation des biens nécessaires à la survie des individus et des groupes. Pour autant, et contrairement aux présupposés du libéralisme comme du marxisme, l’économie n’a jamais formé l’” infrastructure ” de la société : la surdétermination économique (”économisme “) forme l’exception et non la règle. De nombreux mythes associés à la malédiction du travail (Prométhée, viol de la Terre-Mère), de l’argent (Crésus, Gullveig, Tarpéia), de l’abondance (Pandore) révèlent d’ailleurs que l’économie a très tôt été perçue comme la ” part maudite ” de toute société, l’activité qui menace d’en briser l’harmonie. L’économie était alors dévalorisée, non parce qu’elle n’était pas utile, mais du fait même qu’elle n’était que cela. De même, on était riche parce que l’on était puissant, et non l’inverse - la puissance étant alors assortie d’un devoir de partage et de protection à l’égard des affidés. Le ” fétichisme de la marchandise ” n’est pas seulement un travers du capitalisme moderne, mais il renvoie à une constante anthropologique : le production en abondance de biens différenciés soulève l’envie, le désir mimétique, qui produit à son tour le désordre et la violence.
Dans toutes les sociétés prémodernes, l’économique est encastré, contextualisé dans les autres ordres de l’activité humaine. L’idée selon laquelle, du troc au marché moderne, les échanges économiques auraient toujours été régulés par la confrontation de l’offre et de la demande, par l’émergence conséquente d’un équivalent abstrait (argent) et de valeurs objectives (valeurs d’usage, d’échange, d’utilité, etc.), est une fable inventée par le libéralisme. Le marché n’est pas un modèle idéal, que son abstraction permettrait d’universaliser. Avant d’être un mécanisme, il est une institution, et cette institution ne peut être abstraite de son histoire ni des cultures qui l’ont engendrée. Les trois grandes formes de circulation des biens sont la réciprocité (don associé au contre-don, partage paritaire ou égalitaire), la redistribution (centralisation et répartition de la production par une autorité unique) et l’échange. Elles ne représentent pas des ” stades de développement “, mais ont toujours plus ou moins coexisté. La société moderne se caractérise par l’hypertrophie de l’échange marchand : passage de l’économie avec marché à l’économie de marché, puis à la société de marché. L’économie libérale a traduit l’idéologie du progrès en religion de la croissance : le ” toujours plus ” de consommation et de production est censé mener l’humanité au bonheur. S’il est indéniable que le développement économique moderne a satisfait certains besoins primaires jusqu’alors inaccessibles pour le plus grand nombre, il n’en est pas moins vrai que l’accroissement artificiel des besoins par les stratégies de séduction du système des objets (publicité) aboutit nécessairement à une impasse. Dans un monde aux ressources finies et soumis au principe d’entropie, une certaine décroissance constitue l’horizon inévitable de l’humanité.
Par l’ampleur des transformations mises en oeuvre, la marchandisation du monde, entre le XVIe et le XXe siècle, a été l’un des phénomènes les plus importants que l’humanité ait connus. Sa démarchandisation sera l’un des enjeux principaux du XXIe siècle. Il faut pour cela en revenir à l’origine de l’économie : ” oikos-nomos “, les lois générales de notre habitat dans le monde, lois qui incluent les équilibres écologiques, les passions humaines, le respect de l’harmonie et de la beauté de la nature, et de façon plus générale tous les éléments non quantifiables que la science économique a arbitrairement exclus de ses calculs. Toute vie économique implique la médiation d’un large éventail d’institutions culturelles et d’instruments juridiques. Aujourd’hui, l’économie doit être recontextualisée dans le vivant, dans la société, dans la politique et dans l’éthique.